L'histoire du Bubishi est fascinante, car elle ne commence pas à Okinawa, mais bien plus tôt en Chine. Ce texte vénéré par les maîtres de Karaté n'est pas une création okinawaienne originelle, mais une adaptation et une compilation d'un savoir martial chinois plus ancien et plus vaste. Comprendre cette filiation est essentiel pour saisir l'importance historique et l'héritage de ce traité.
Le "Livre des Préparatifs Militaires" : Le Wǔ Bèi Zhì (武備志)
Le terme "Bubishi" (武備志 en caractères sino-japonais) est la prononciation japonaise des caractères chinois "Wǔ Bèi Zhì" (prononcé "Wou Bei Jr"). En mandarin, ce nom signifie littéralement "Traité des Préparatifs Militaires" ou "Livre des Préparatifs Militaires".
Le Wǔ Bèi Zhì original est une gigantesque encyclopédie militaire chinoise, compilée au début du 17ème siècle par Mao Yuanyi (茅元儀), sous la dynastie Ming. Ce n'est pas un manuel d'arts martiaux à proprement parler, mais un recueil colossal couvrant tous les aspects de la guerre : stratégie, géographie militaire, artillerie, construction navale, et bien sûr, les techniques de combat à mains nues et armées. Ce document est un trésor inestimable de l'histoire militaire chinoise.
La Transmission à Okinawa et la Naissance du "Bubishi" Okinawaien
C'est à Okinawa, petit royaume insulaire à la croisée des routes commerciales entre la Chine, le Japon et l'Asie du Sud-Est, que des sections spécifiques du Wǔ Bèi Zhì ont trouvé un terrain fertile et une nouvelle destinée.
Le Commerce et les Échanges : Okinawa entretenait des liens étroits avec la Chine, notamment via la communauté des "36 Familles de Fujian" établies à Kume (Naha). Ces familles, ainsi que les marchands et émissaires, ont apporté avec eux des connaissances culturelles et martiales de Chine.
L'Interdiction des Armes : Plusieurs fois dans son histoire, Okinawa a connu des périodes où le port d'armes était restreint ou interdit par les autorités japonaises (clan Satsuma). Cela a forcé le développement des techniques de combat à mains nues, connues sous le nom de Te (main), qui évolueraient vers le Karaté.
La Sélection et la Compilation : Au fil du temps, des maîtres okinawaiens, souvent d'anciens envoyés ou des lettrés familiarisés avec la culture chinoise, ont eu accès à des copies ou des extraits du Wǔ Bèi Zhì. Ils ont sélectionné les sections pertinentes pour le combat à mains nues et les ont compilées. Ce "petit Bubishi" okinawaien est devenu un texte de référence qui circulait sous forme manuscrite, souvent en secret, parmi les pratiquants d'élite.
Ce "Bubishi" okinawaien, bien que tirant ses sources du Wǔ Bèi Zhì, n'était donc pas une simple copie, mais une anthologie ciblée des aspects les plus utiles pour le développement de leur art.
L'Importance Historique et l'Influence : Karaté, Kung Fu et au-delà
Le Bubishi okinawaien a eu un impact colossal et continue d'être une source d'étude essentielle :
Fondement du Karaté : Le Bubishi est considéré comme le "cœur" ou l'âme du Karaté. Il a directement influencé des maîtres fondateurs ou réformateurs tels que Itosu Anko, Funakoshi Gichin (fondateur du Shotokan), Miyagi Chojun (fondateur du Goju-ryu) et Motobu Choki. Ils ont étudié ses principes, ses techniques et sa philosophie pour développer et structurer ce qui allait devenir le Karaté moderne.
Les 48 dessins des techniques, les sections sur les points vitaux (Kyūsho), la médecine chinoise et les stratégies de combat sont autant d'éléments qui ont été intégrés et adaptés dans les styles de Karaté.
Lien avec le Kung Fu (Quan Fa 拳法) : Le Bubishi témoigne de la filiation directe entre le Te okinawaien et les arts martiaux chinois, notamment le Quan Fa (méthode du poing), terme chinois désignant les arts martiaux. Il contient des références aux styles du Dragon, du Tigre, et des techniques du Moine. Pour les historiens des arts martiaux, il prouve l'apport fondamental de la Chine dans le développement du Karaté.
Source de Référence Universelle : Aujourd'hui encore, le Bubishi est étudié non seulement par les karatékas, mais aussi par des pratiquants de diverses disciplines (Kung Fu, Aïkido, etc.) qui y trouvent des principes universels sur la mécanique du corps, l'énergie et la stratégie.
Sagesse au-delà du Combat : Le Bubishi n'est pas seulement un manuel de combat. Il contient des préceptes moraux et éthiques qui soulignent la philosophie de l'autodiscipline, de la sagesse et du respect, des valeurs fondamentales pour tout art martial authentique.
Conclusion : Un Héritage Vivant
Le Wǔ Bèi Zhì chinois, puis le Bubishi okinawaien qui en est issu, représente un jalon historique majeur. Il est le témoignage d'un savoir martial transmis et adapté à travers les siècles et les cultures. Il a non seulement façonné l'histoire du Karaté, mais continue d'offrir des perspectives profondes sur l'essence du combat et de la maîtrise de soi. C'est un document qui nous rappelle que les arts martiaux sont un langage universel, dont les racines plongent profondément dans l'histoire de l'humanité.

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